Commençons par la fin. Après bientôt 30 ans d’expérience, que représente l’idée d’atelier pour toi ?
 
Je ne sais pas très bien pourquoi, mais j'ai toujours comparé mon atelier à un studio d'enregistrement de musique. Un lieu où les techniciens, le directeur artistique et bien sûr l'artiste, interprète ou compositeur, travaillent ensemble à la réalisation de la meilleure transcription possible de l'œuvre interprétée. Prise après prise, on s'éloigne de l'idée préconçue pour véritablement inventer une nouvelle sonorité, directement imprégnée de l'ambiance du lieu. Pour moi, l'atelier est un lieu d'improvisation où chacun vient donner le meilleur de sa technique et de son talent, comme une salle d'invention sans cesse renouvelée. Il y a un "son" propre à chaque atelier ou à chaque studio. Il ne s'agit pas ici seulement de technique mais aussi de l'intention, de l' énergie et du rythme qui provoquent parfois cette sorte de grâce qui seule permet d'obtenir le ton juste...
 
L'idée d'atelier est essentielle dans ma vie. C'est le lieu de tous mes projets, là où toutes les réalisations sont devenues possibles, mais aussi les rencontres, l'apprentissage, les souvenirs, pour moi une véritable "brasserie humaine" !  Très jeune, j'ai été fasciné par l'ambiance de l'atelier de lithographie de mon grand-père, Fernand Mourlot. C'était un lieu extraordinaire, il y avait là un décor et une ambiance d'une autre époque, absolument incroyables. Avec une salle des machines digne de Jules Verne. Enfant, j'y voyais s'activer autour de mon grand-père les imprimeurs, artisans et artistes, tous y réalisaient ensemble les plus belles affiches de peintres des musées du monde entier et parmi les plus beaux livres illustrés du siècle. Quand plus tard, avec les encouragements familiaux et l'inconscience d'un garçon de 19 ans, j'ai ouvert mon propre atelier de litho à Paris, j'eus tout de suite l'envie d'aller fréquenter les ateliers d'artistes. Les nombreuses rencontres que je fis à cette époque m'ouvrirent à un monde passionné qui aujourd'hui encore continue à me donner le goût de ce métier. Depuis près de 30 ans je vis dans cette ambiance unique de création  qui se renouvelle en permanence. Au fil des années, les gens qui œuvrent à mes côtés ont changé, les techniques ont évolué, mais il y a toujours cette énergie dans les moments intenses de travail et de vie qui font pour moi la raison même d'un atelier.
 
Et d’après toi, que représente l’atelier pour les artistes ?
 
Je crois que c'est souvent un terrain d'aventure. Un moyen d'avancer grâce à une collaboration technique qui peut devenir une complicité experte. Un lieu de rencontre aussi qui leur permet de sortir de la solitude de leur travail et de communiquer leur énergie. Je crois aussi que l'idée même de l'impression exerce une sorte de fascination. Empreindre la matière de son geste, la voir se multiplier, étreindre le papier sous la presse, voir la machine restituer le dessin ou la couleur avec toute son acuité... Il y a une part de magie. L’économie de moyens, la force graphique de l'encre, tout cela est tactile et puissant. Francis Ponge a écrit un texte saisissant de précision à propos de cette émotion que peut procurer le tirage d'une épreuve lithographique. Pour beaucoup d'artistes, je crois que le mouvement de la presse, le miroir de l'encre sur le papier sont comme des réponses aux questions qu'ils ne cessent de se poser face au temps et à la pérennité...
 
Penses-tu que l’atelier soit un outil unifiant – comme une galerie peut l’être – qui permette de dire : ça sort de chez Bordas, c’est le style Bordas ? et, en marge de cette question, quels rapports transverses entre les artistes qui tirent chez toi ?
 
Oui, je pense que chaque atelier a sa marque de fabrique, liée à son histoire propre et à chacun de ceux qui y travaillent. Face aux exigences techniques et aux différentes réponses apportées on peut parler ainsi du "métier", comme d'une culture propre à chaque artisan et il n'est pas rare de pouvoir remonter ainsi la filiation de chaque atelier. Mais au contraire d'une galerie qui dessine une ligne artistique cohérente liée au goût ou au style d'un galeriste, je pense que l'atelier est un lieu de brassage beaucoup plus mélangé, fait de rencontres et de croisements à la fois de générations et de styles, mais aussi de pratiques. Dans le cas de mon activité par exemple, j'ai eu la chance de travailler avec des artistes d'origines et de styles très différents, souvent fort éloignés les uns des autres, d'abord plus âgés que moi, puis de ma génération et aujourd'hui souvent plus jeunes. Leur unique point commun est ce goût, cet appétit de travail énorme  à venir sur place, à réaliser eux-mêmes et à inventer sans cesse avec les moyens propres à mon atelier. Je pense que ma pratique a été influencée par toutes ces rencontres et que mon atelier a cette expérience humaine qui dépasse de beaucoup les questions d'ordre technique, c'est tout cela aussi que je peux mettre à leur disposition, en plus de la pierre, de l'encre, des papiers ou aujourd'hui des écrans...
 
Et que penses-tu de l’argument souvent répété dans le milieu de l’estampe sur l’atelier comme lieu de transmission des savoir-faire ? (que l’on pourrait d’ailleurs retourner : l’atelier figeant les modes de faire dans une tradition qui finirait par bannir l’invention. L’atelier serait alors doublement un lieu de reproduction…)
 
Le danger existe, il est parfois des techniques qui s'enferment sur elle-mêmes. Mais il faut savoir évoluer, se déplacer, bouger en permanence les meubles et les machines ! Parfois aller à l'inverse des méthodes convenues, ou bien se saisir des nouvelles possibilités qui se présentent. Je crois que là encore, la question n'est pas tant technique, mais plutôt qu'elle repose dans l'intention. Il faut privilégier l'invention, parfois même l'accident, plutôt que de se conforter dans un savoir-faire souvent réducteur. Suivre les artistes, parfois aller au-devant ou même les précéder. C'est pour moi bien plus excitant et sûrement le meilleur moyen d'éviter les dangers de la reproduction mécanique. Si depuis des années je pratique mon activité dans cet esprit, c'est aussi parce que j'ai eu la chance de faire partie d'une sorte de confrérie de métier. Comme je l'ai dit, j'ai pu apprendre beaucoup grâce à Fernand Mourlot, qui toute sa vie a eu le génie de toujours chercher à inventer et en même temps de rester à l'écoute des artistes. À plus de 80 ans, il continuait de vivre cette passion ! En faisant mon apprentissage chez lui, j'ai pu travailler avec des maîtres imprimeurs qui font pour moi partie intégrante de la mémoire presque secrète de ces métiers. Des gens exceptionnels comme Jean Célestin, le pressier attitré de Miro et Giacometti, Henri Deschamps le chromiste de Picasso et ceux qui plus tard viendront travailler avec moi, Marcel Trousson, Gino Diomaiuto ou Alberto Tommasi... Dans mon atelier, à mon tour, j'ai pu former et travailler avec des assistants et des compagnons passionnés par ce travail. Certains d'entre eux ont monté depuis leurs propres ateliers en France et à l'étranger. Je pense à Michaël Woolworth, Erika Greenberg, Raynald Métraux, Nancy Sulmont ou Thomas Marin qui, par leur énergie et leur talent, ont  contribué à de nombreuses réalisations au cours des années passées avec moi. Il y a ainsi eu échange, passage d'énergie entre différentes générations. Aujourd'hui,  je travaille avec Cécile Monteiro-Braz. Depuis bientôt dix ans elle a suivi toute l’évolution technique de l’atelier et est devenue très vite une exceptionnelle praticienne, apportant énormement à mon atelier. Aujourd'hui de nombreux artistes viennent spécialement pour lui faire tirer leurs épreuves pigmentaires, comme celles de Georges Rousse qui sont présentées dans cette exposition.
 
Une question sur le lien galerie/atelier, un mot sur l’activité de galeriste de Hervé Bordas à Venise ?
 
J'ai eu un temps ma propre galerie à Paris, où j'ai réalisé de nombreuses expositions d'artistes. C'était très excitant de pouvoir ainsi présenter, presque immédiatement après leur réalisation, les éditions de l'atelier. Mais je dois avouer que le cœur de mon activité c’est la collaboration avec les artistes et la réalisation des projets imprimés, et que je préfère aujourd'hui m'y consacrer exclusivement. J'ai la chance de pouvoir travailler avec des marchands, galeristes ou éditeurs qui présentent nos tirages dans les meilleures conditions. De plus mon frère Hervé, lui aussi passionné d'estampes originales et qui est pour beaucoup dans l'origine de mon atelier, possède une galerie spécialisée  à Venise. Nous avons ainsi souvent l'occasion de présenter les travaux de l’atelier dans sa galerie vénitienne.
 
Comment s’est fait le choix des artistes qui travaillent à/avec l’atelier Bordas ? (je ne peux pas éviter une question qui me démange : est-ce que ces choix croisent parfois/toujours/jamais ceux du collectionneur que tu pourrais être ?
 
Je dois beaucoup aux artistes avec lesquels j’ai travaillé. Mes choix m’ont amené à rencontrer des créateurs dont le travail m’attirait irrésistiblement à un moment donné. J'ai ainsi sollicité beaucoup d'artistes et cela a donné l'occasion de collaborations longues et fructueuses. Le choix des artistes est souvent un choix réciproque, il faut des rencontres, une envie partagée, des affinités... Il y a aussi ceux qui viennent me voir parce qu'ils ont vu nos tirages ou parce qu'ils ont entendu parler de l'atelier. J'aime pouvoir rester disponible pour de nouveaux projets ! Hélas, de mon côté  je ne suis pas collectionneur... Tout l'essentiel de mon énergie se focalise sur les projets  en train de se réaliser.
 
Sur quels critères a fonctionné ta politique d’édition ?
 
La décision d’éditer moi-même a souvent été le moyen de faire que les projets puissent exister tout simplement. Il y a des moments à saisir qui sont de pures improvisations, car il n'est pas toujours possible d’avoir un commanditaire quand un artiste vient réaliser une planche ou une série lors de son passage à l'atelier. Beaucoup de mes éditions sont des coéditions avec les artistes, une collaboration qui continue après le travail lui-même, jusque dans la diffusion des œuvres produites. Il y a bien sûr des réalités économiques derrière tout cela et pour tourner, l'atelier doit pouvoir couvrir les frais de fonctionnement, comme n'importe quelle petite entreprise artisanale. L'équilibre est toujours fragile et nous sommes bien sûr dépendants du marché, des hauts et des bas de la conjoncture...
 
Un mot de la collection Paquebot et des portfolios actuels
 
En tant que fils d'éditeur, j'ai été à bonne école. Mon père Pierre Bordas m’a transmis son goût du risque et m'a enseigné que les seuls projets valant vraiment la peine sont ceux ou l'on se fait plaisir et qu'alors il ne faut compter ni à la dépense, ni aux idées les plus folles ! Comme il me disait souvent, il faut foncer seul contre tous quand on tient à son idée, rien ne doit vous arrêter ! Et en effet, j'ai constaté que les idées les plus audacieuses étaient non seulement les plus réussies, mais aussi souvent celles qui marchaient le mieux. C'est dans cet esprit que j'ai souvent essayé de réaliser des collections d'œuvres multiples originales à des prix abordables. J'ai publié par exemple une revue Cargo, entièrement tirée en litho à 125 exemplaires et vendue pour quelques centaines de francs de l’époque. Plus tard j’ai lancé la collection Paquebot, des albums que je voulais comme des "livres de poche" de bibliophilie pour 1000/1500F avec plus de 50 lithos à l'intérieur, le tout numéroté et signé par l'artiste. De nombreux artistes ont accepté d'y participer pour le seul plaisir de voir l'objet s'imprimer et certains collectionneurs ont fait de bons achats puisque plusieurs titres, aujourd'hui épuisés, sont désormais très recherchés et ont pris  de la valeur. Voilà le plaisir de l'éditeur pour moi, faire circuler les envies et les énergies pour des projets neufs, faits dans la fébrilité du désir, qui vont rencontrer un public de passionnés. Ce n'est pas toujours aussi simple et idyllique, mais l'édition d'estampes et de livres d'artistes reste quand même le domaine des amateurs authentiques, ici pas de rééditions ou de spéculations a court terme possibles ! Du reste, le flair fait que bien souvent les vrais amateurs peuvent se constituer des collections splendides prenant beaucoup de valeur avec un budget raisonnable. J'aime ce rôle de diffusion démocratique de l'estampe et je pense que c'est très important que l'art imprimé reste ainsi fidèle à sa vocation première.
 
Quelle est la position des multiples dans la production artistique à l’heure actuelle ?
 
Après des années où l'estampe et le multiple en général semblaient de plus en plus cantonnés dans une chapelle étroite de collectionneurs en voie de disparition et face à un certain désintérêt du marché de l'art et des institutions pour ce qui pouvait sembler trop traditionnel dans l'estampe, je sens aujourd'hui une sorte d'inversion de tendance que je pourrais appeler " la revanche du multiple”. En effet, notamment grâce aux nouvelles techniques de création d'images numériques, les artistes contemporains ont à nouveau le goût du multiple. Je pense même que l'on assiste aujourd'hui à un véritable renouveau dans ce domaine. Avec la place de la photographie bien sûr, mais aussi dans l'impression graphique dans son ensemble. Il y a aujourd'hui un goût pour le petit tirage, la série limitée, les suites et variations multiples sous toutes les formes. Les formidables possibilités de l'impression numérique et du tirage pigmentaire y sont pour beaucoup, mais je pense que les jeunes artistes ne vont pas être longs à redécouvrir l'intensité du crayon, du dessin "à la main" réalisé sur une pierre ou sur une plaque de cuivre. Aujourd'hui je pense que la pierre litho dans son utilisation la plus pure est un parfait pendant, une réponse symétrique presque synchronisée avec la précision et les possibilités quasi illimitées d'un logiciel graphique comme Photoshop. Les peintres utilisent déjà l'ordinateur et le papier, comme les musiciens contemporains composent pour piano ou clavecin grâce aux outils de mixage numérique. L'un se s'oppose pas à l'autre, au contraire ils se complètent mutuellement. Il faut relire les géniales théories futuristes pour l'époque de Glenn Gould, quand il prédisait et pratiquait avec vingt ans d'avance l'ère de l'enregistrement numérique et de ses possibilités encore inimaginables en son temps !
 
Après avoir été un spécialiste de la lithographie comment es-tu passé aux tirages numériques ?
 
C'est pour moi une évolution évidente. Après toutes les recherches graphiques et techniques qui m'ont fait remonter à l'origine même de la litho, après avoir été jusqu'à fabriquer une presse miniature pour réaliser en Afrique des impressions sur pierre, "en voyage", à l'occasion de la réalisation d'un bestiaire pour le peintre Gilles Aillaud (sûrement l'une des aventures les plus marquantes dans ma vie d'imprimeur-éditeur), renouant ainsi avec les origines décrites par Senefelder lui-même dans son fameux traité publié en 1816... Après avoir participé à la réouverture d'une carrière de pierres lithographiques dans les Cévennes... Après avoir eu la chance d'imprimer les "Exercices lithographiques" de Jean Dubuffet et avoir pu m'entretenir avec lui de ses recherches dans les domaines de l'impression... Après avoir fait restaurer l'une des dernières presses historiques Voirin encore en activité, 20 tonnes de fonte héritées de l'âge d'or des grandes affiches de Toulouse-Lautrec sur laquelle Pierre Alechinsky a composé spécialement sa “Suite Voirin”... Après toutes ces expériences, je me suis passionné pour les nouvelles possibilités du numérique, du traitement de l'image et des développements à venir de ces nouveaux moyens. D'une technique bicentenaire dont les principes n'ont pas changé depuis les origines, je suis passé à l'effervescence des millions de pixels, à la recherche sur de nouvelles encres pigmentaires alliées aux papiers de tradition et bien sûr aux nouvelles formes de créations originales qu'elles permettent. Pour moi il n'y a là aucune rupture. Je crois que mon métier de lithographe me permet d’apporter à ces nouvelles techniques un regard, un toucher qui est propre à celui de mon atelier. L’estampe et les techniques artisanales que nous représentons sont autant de laboratoires de recherche et par un curieux retour des choses, mon approche de la lithographie traditionnelle a également évolué, comme transformée par l'évolution technique. Voilà pourquoi je juge indispensable de maintenir dans mon atelier ces deux techniques d’impression qui ne forment qu’un seul métier, servi par une seule discipline.
 
En conclusion : quel avenir pour l’atelier Franck Bordas ?
 
L'accélération des techniques, la somme des possibilités mises à la disposition des générations actuelles, les nouveaux outils ultra-performants font que tout ou presque devient possible, mais cela n'implique pas la disparition des techniques traditionnelles. Au contraire, de nouveaux outils sont là et comme cela a toujours été le cas, les artistes s'en saisissent immédiatement. Avec eux, les pratiques évoluent, les images s'impriment par internet et le fil de la création s'étend plus rapidement et plus loin. Cet été, j'ai eu l'occasion de travailler sur un projet de Ianna Andréadis, conçu à l'occasion des Jeux Olympiques d'Athènes. Elle avait demandé à des photographes originaires des cinq continents de lui envoyer des photos de flammes. Par internet à l'atelier, nous recevions jour et nuit des photos arrivant du monde entier. Elle les assemblait par affinités ou en opposition graphique. Après assemblage, le tout fut imprimé sur de grandes bâches qu'elle disposa sur un mur au pied de l'Acropole. Cet exemple d’un projet rendu possible par l'appropriation de ces nouvelles techniques prouve comment l'esprit des artistes est capable de réinventer sans cesse le vocabulaire poétique autour de nous. A quoi ressemblera mon atelier demain, je ne sais pas, ni les futurs atelier à venir, mais je sais que les artistes sauront utiliser les nouveaux outils et que d'autres continueront de recevoir leurs messages.
 
entretien entre Alain Massuard et Franck Bordas,
Texte du catalogue de la double exposition à l'Institut Français et au Musée Kampa de Prague, janvier 2005
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Pierre Alechinsky, La Suite Voirin, exposition au Musée Kampa de Prague, 2005
Dans la salle des machines, entretien avec Alain Massuard, 2005